Parce que les sociétés modernes ne peuvent se stabiliser que sur le monde de l’accroissement, c’est-à-dire dynamiquement, elles sont, de façon structurelle, contraintes de rendre toujours plus de monde disponible, de le mettre à la portée de la technique, de l’économie et de la politique. Et ce de façon permanente et illimitée. Ainsi le projet culturel de notre modernité semble parvenu à son point d’aboutissement. Mais alors que toutes les expériences et les richesses potentielles de l’existence gisent à notre portée, elles se dérobent soudain à nous. En témoignent le surgissement de crises erratiques (d’ordre financières, écologiques, sanitaires) qui peuvent déboucher sur un chaos généralisé.
Et à mesure que les promesses d’épanouissement se muent en injonction de réussite et nos désirs en frustrations, la maîtrise de nos propres vies nous échappe.
La réalité est dans la manière dont nous menons notre vie et dans la façon dont nous tentons d’y répondre ; celle-ci est dans une confrontation permanente avec la structure et le contenu du désir et dans le fait que ce désir lui-même ne cesse de se transformer à son tour, et bien souvent dans une direction imprévisible. Nous découvrons constamment de nouvelles faces de nous-mêmes, nous y répondons en approfondissant nos connaissances, nos propres manières de réagir, mais nous n’en avons jamais fini avec nous-mêmes par notre incapacité à entrer en « résonance avec le monde ».
Cette incapacité peut revêtir deux formes contraires :
- soit céder à nos envies et, dans ce cas, nous serions des êtres capricieux, nous cesserions d’être des sujets doués de responsabilité et nous serions incapables de mener notre vie
- soit tenter de nous en tenir à des points de repère, des valeurs ainsi qu’à des normes et principes qui en sont dérivés sans se laisser guider par nos pulsions. Nous devenons alors face au monde des êtres endurcis et incapables de résonance. Il en résulte une auto-aliénation dans laquelle notre volonté d’agir et notre perception de soi divergent dramatiquement.
Pour comprendre au mieux ce dilemme, il est important de comprendre que le désir doit être constamment orienté vers quelque chose d’indisponible : nous désirons ce que nous n’avons pas (au moins à ce moment précis) ou du moins ce que nous n’avons pas totalement ou ne pouvons pas entièrement contrôler.
Ainsi fonctionne la libido : mettre à portée quelque chose qui ne l’est pas encore, dont nous ne pouvons pas disposer totalement de son issue ou prévoir son déroulement.
Et là se trouve peut-être la clé permettant de nous soustraire au jeu de l’accroissement sans limites auquel se livre la modernité et son ambition de rendre tout et chacun disponible : la structure fondamentale du désir est un désir de relation. Nous voulons atteindre ou rendre disponible quelque chose qui n’est pas « à notre disposition » et ce qui est désiré doit rentrer dans une relation de réponse, de réciprocité.
Et le désir s’éteint lorsqu’il n’y a plus rien à « découvrir » sur le vis-à-vis (objet ou personne), si nous maîtrisons ou contrôlons toutes ses propriétés, si nous le possédons totalement. La disposition complète de l’objet du désir provoque son extinction, elle est sans attrait et son indisponibilité est dépourvue de sens.
Cela signifie qu’une relation réussie au monde vise à l’atteignabilité et non pas à la disponibilité
Cette confusion entre « atteignabilité » et « disponibilité » trouve son expression peut-être la plus lourde de conséquences dans la transposition d’un « désir de relation » fondamental chez l’être humain et un « désir d’objet ». La logique de marchandisation capitaliste et du consumérisme se fonde sur le fait de répondre à la soif insatiable de « résonance » quelle que soit la nature de notre désir.
Un monde qu’on aurait rendu complètement disponible ne serait pas seulement sans attrait, il serait aussi sans résonance. La modernité a rendu le monde disponible d’une manière incomparable et dans une mesure inconcevable. C’est ainsi que la frustration et la dépression augmentent.
Une analyse renouvelée de la structure de notre désir, faisant appel à des outils psychologiques, mais aussi philosophiques et sociologiques, pourrait constituer une issue pour sortir du labyrinthe de notre société d’accroissement sans fin.
Notre relation au monde doit nous apparaître non comme un point d’agression vis-à-vis de celui-ci mais comme un point de « résonance », fondée non pas sur la « domination et le contrôle » mais sur une attitude « d’écoute et de réponse » basée sur son caractère « d’atteignabilité » sans vouloir pour autant se l’approprier.
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