Les néolibéraux qui ont émergé après la crise de 1930 en Amérique en appellent aux artifices de l'Etat (droit, éducation, protection sociale) chargés de construire le marché et d'assurer en permanence son arbitrage selon des règles loyales et non faussées.
Alors que pour Lippmann puis pour les néolibéraux, allouer ce rôle à la prétendue intelligence des publics nie la réalité des processus évolutifs au regard d'une intelligence humaine rigide, retardataire; pour Dewey, au contraire, c'est cette interprétation conjointe de l'affectivité et de l'intelligence collective qui est au plus près de la logique de Darwin.
Pour les uns, l'intelligence est une faculté planificatrice qui, parce qu'elle nie la réalité, doit être mise hors circuit. Pour les autres, elle est l'organe par excellence du réajustement, qui seul sait se tenir dans la tension irréductible entre le flux du nouveau et les stases de l'ancien.
De ce long débat qui a agité l'histoire américaine des années 1920, et qui a resurgi à l'époque contemporaine, on retiendra que les uns se faisaient les défenseurs d'une démocratie représentative, gouvernée d'en haut et appuyée par de experts (Lippmann), et les autres, les promoteurs d'une démocratie participative, en promouvant l'implication continue des citoyens dans l'expérimentation collective (Dewey).
Mais, de façon générale, ce diagnostic de désajustement, de déphasage des hommes et, au sens plus large, des institutions qui a été théorisé et stigmatisé par Lippmann, éclaire le sentiment actuel et diffus d'un perpétuel retard, susurré en permanence par le monde des dirigeants.
Les injonctions à l'adaptation, à rattraper nos retards, à accélérer nos rythmes, à sortir de l'immobilisme, le discrédit de toutes les stases au nom du flux et du mouvement trouvent peut-être ici leurs sources les plus puissantes, et les plus ambivalentes à la fois, de légitimation.
Or, sur ce plan, le conflit politique nourri entre Lippmann et Dewey ouvre une brèche dans laquelle il semble urgent de s'engouffrer pour renouveler les rapports entre stabilité et mouvement.
Qu'est ce qui retarde dans notre espèce humaine et qui la fait retarder ?
Faut-il penser que ce sont les dispositions natives qui retardent sur l'environnement (Lippmann) ?
N'est pas plutôt l'environnement lui-même, tel qu'il s'est sclérosé et dégradé sous l'impact du capitalisme et de ses rapports de domination, qui retarde sur les potentialités de notre espèce (Dewey) ?
Tout retard est-il en lui-même une disqualification ?
Faut-il souhaiter que tous les rythmes s'ajustent et se mettent au pas d'une réforme graduelle de l'espèce humaine ?
Ne faut-il pas, au contraire, respecter les différences de rythme qui structurent toute histoire évolutive ?
La question est au fond de savoir si le nouveau libéralisme a raison de tout vouloir liquéfier ou si la tension entre flux et stase et, avec elle la multiplication des situations de retard, ne sont pas constitutives de la vie elle-même.
Dans ce contexte politique, et alors que les conflits autour d'un gouvernement démocratique de la vie et des vivants n'ont jamais été aussi vifs, il est temps de s'interroger sur ce débat entre libéralisme et pragmatisme américain.
Peut-être pour y trouver des ressources politiques fécondes et non encore explorées pour construire une autre interprétation au sens de la vie et de ses évolutions ?
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