Philosophie - Les nouvelles inégalités, Louis Ledonne

Le champ même du social s’est déplacé : le glissement d’objet opéré par l’avènement de la catégorie d’épreuves s’est superposé et même souvent substitué à celui d’intérêt de classes sociales pour décrire les affrontements qui dessinent les enjeux collectifs d’aujourd’hui. En témoigne l’usage de plus en plus fréquent du terme de « classes populaires » en lieu et place de celui de « classes ouvrières ».

Il y a une distinction essentielle à faire d’un point de vue d’appréhension et d’appropriation de la réalité entre une connaissance des inégalités et un expérience des injustices. Les inégalités économiques et sociales sont mesurables et mesurées tandis que les injustices sont ressenties comme un affront personnel et relèvent du registre de l’émotion.

 

Un nouvel âge des inégalités

 C’est ce que l’on a appelé l’avènement d’un »nouvel âge des inégalités » caractérisé par l’élargissement de leur perception. Le vocabulaire des inégalités s’est élargi à de nouvelles variables de la vie sociales telles que : les sexes, les générations, les territoires, et bien d’autres dimensions encore : celles qui relèvent du parcours de l’existence mais aussi celles concernant l’accès aux différents services publics, à des équipements culturels, ou encire des confrontations à la délinquance . . .

L’usage de la notion d’inégalités s’est ainsi démultiplié ; c’est ainsi que la notion d’injustice, plus floue, s’est superposée à celle d’inégalité. C’est une notion dont le terme d’individualisme ne rend pas vraiment compte, il est d’abord de l’ordre d’une démultiplication des critères d’appréciation du rapport à autrui, et donc de la perception du juste et de l’injuste, de l’égal et de l’inégal. C’est l’entrée dans un nouvel âge de l’individualisme, celui de « l’individualisme de la singularité ».

Ainsi le capitalisme contemporain s’est recomposé d’une double façon par rapport au précédent capitalisme : en termes du rapport au marché et de la finance, tout d’abord. Mais aussi dans son mode de mobilisation par rapport à la force de travail : la notion d’employabilité a simultanément été forgée pour exprimer cette idée d’interaction entre des qualités personnelles et les caractéristiques du marché du travail ou le fonctionnement d’une organisation.

 

Les injustices de position et de situation

Les injustices de position sont appréhendées relativement aux proches, à ceux auxquels on tend spontanément à se comparer. Dans une entreprise, un jeune ingénieur appréciera ses conditions de travail et de rémunération non pas par rapport au statut de ses dirigeants mais par rapport aux autres jeunes diplômés.

Le fonctionnement des organisations est maintenant indissociable de de la reconnaissance d’une certaine autonomie des travailleurs. La notion uniforme de qualification, qui décrivait des aptitudes générales, des niveaux donnés de connaissance ou de savoir-faire a du même coup cédé la place à celle de compétence.

L’individu ne s’identifie plus dorénavant à la composante d’une « classe de travail ». C’est désormais sa valeur d’usage, c’est-à-dire sa singularité, qui est devenue le facteur décisif de production. Entrainant donc la possibilité d’un accroissement du sentiment d’être injustement traité.

Les injustices de situation, quant à elles, sont relatives à l’appréhension de règles (générales) accusées de ne pas prendre en compte les situations particulières. Le mouvement des Gilets jaunes a bien illustré cette attente d’une appréhension de la réalité attentive aux situations spécifiques et le rejet des visions purement statistiques des décideurs publics.

 

Les communautés d’expérience et d’indignation

 

Le fait de partager une émotion est une façon de créer du commun. Mais il est nécessaire de souligner que ce type de partage d’une émotions s’inscrit dans le cadre plus large de ce que l’on peut appeler des « communautés d’expérience ». communautés non pas définies par l’identité de leurs membres, mais définies par des opinions, des croyances, le partage d’un même territoire, l’appartenance à une même profession ou encore, par l’inscription dans un même rapport de production

 C’est donc en termes de proximité de situations concrètes, de similarité d’expériences qu’il convient désormais d’appréhender ce qui crée du commun dans un monde où les identités e classe ont perdu de leur centralité.

 

L’imaginaire égalitaire

Au-delà de la perspective première d’égalité des droits civils et politique, cet imaginaire avait été radicalisé par l’avènement d’un individualisme de singularité, ce dernier ayant aiguisé le sens de l’injustice et le rejet de toute forme de mépris. Mais c’est plus globalement la vision du rapport entre soi et les autres qui s’est progressivement redessinée. Trouver le sens de son existence dans la différence par rapport aux autres implique de vivre avec eux, de ne pas être exclu du cercle commun.

Cette forme d’égalité définit un type de société dont le mode de composition n’est ni celui de l’universalisme abstrait ni celui du communautarisme identitaire, mais celui d’une construction et d’une reconnaissance des particularités. Il indique que c’est à partir de ce qu’ils ont en eux de spécifique que les individus veulent dorénavant faire société.

La valorisation de la singularité a donc une dimension immédiatement sociale. Cela conduit à l’entrée dans un âge pleinement démocratique du social, correspondant au constat que celui-ci n’est plus définitivement fondé en nature et qu’il repose sur une philosophie partagée du vivre-ensemble, lié à un approfondissement de la notion d’égalité.

 

  

 

 

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