Philosophie -De l’extension des normes à la perte d’un monde commun, Louis Ledonne.

De l’extension des normes à la perte d’un monde commun.

Identité contre universalité, racisme versus intersectionnalité, cancel culture, censure de l’art et des grands classiques, les conflits politiques se livrent aujourd’hui sur ces questions de valeurs et d’identité. Un point commun dans tous ces débats : la culture y est centrale dans tous les sens du mot : corpus littéraire ou artistique ou bien construction anthropologique. Un autre point commun est la violence de la polarisation : menaces, fake news, complotisme, censure . . . Il y a dès lors un consensus pour dire que nous sommes dans un conflit de modèles culturels et antagonistes :  valeurs religieuses contre valeurs laïques, valeurs occidentales contre valeurs islamiques, etc. Et on s’accorde par ailleurs à penser qu’il y a bien eu une révolution technique autour de l’informatique, une « culture Internet » , laquelle transforme le lien social et tout ce qui concerne la communication.

L’extension du domaine de la norme et du Droit

Alors de quoi cette crise est-elle le nom ? Vivons-nous simplement une transition entre deux modèles culturels : le libéral/cosmopolite contre le conservateur/nationaliste. Ou bien, vivons-nous réellement une crise de la culture en remarquant que les mouvements contestataires d’aujourd’hui sont défensifs : appartenance à des minorités dont il faut défendre les droits. Les grandes utopies universalistes seraient mortes ou survivraient sous des formes désespérées (terrorismes, retour des religions), la lutte contre le changement climatique, n’étant en rien une grande utopie, mais juste une tentative de freiner l’apocalypse à venir.

Et comment se fait-il que,  dans nos sociétés occidentales dites libérales, l’extension du domaine de la liberté  se traduise par l’extension du domaine de la norme, d’une extension de la codification des pratiques sociales qui réduisent considérablement l’espace de notre vie intérieure. Car au-delà du débat d’idées, il s’agit bien non seulement d’imposer de nouvelles normes, mais d’étendre même le domaine de la normalité Dans cette optique, la référence aux valeurs ne renvoie alors ni à une culture ni à un idéal de vie, mais à un étalonnage des comportements en fonction d’une vague référence à des objectifs normatifs (par exemple le système d’évaluation sociale en Chine dans la vie quotidienne de chaque citoyen).

L’individu désirant et les grandes mutations contemporaines

Peut-on trouver des relations de causalité avec les grandes mutations qui ont changé le monde depuis un demi-siècle telles que la révolution de Mai 68 ou la mondialisation financière ayant eu lieu quelques décennies après ? Il s’agirait plutôt d’une corrélation ambiguë puisque le néo-libéralisme va de pair avec la culture individualiste et que le populisme contemporain peut être porteur de valeurs libertaires et antireligieuses.

Internet, quant à lui, ne crée pas l’individu narcissique, mais lui offre un espace de déploiement sans précédent en substituant un espace virtuel, global, accessible sans médiation, à l’ancien monde socialisé et territorialisé. Il ne crée pas une culture, car il constitue un système de représentations et de relations fondé à la fois sur le codage et la communication des contenus au premier degré. En faisant appel à des algorithmes dans sa recherche horizontale des data pour définir des profils, il  se présente comme un système auto-référentiel. Ainsi le point commun à toutes ces mutations et qui en devient presque la référence ultime, c’est maintenant l’individu désirant qui entraîne paradoxalement avec lui l’extension d’un système normatif.

L’effacement de l’implicite

Toute société repose sur un système partagé de langue, signes, langage, codage des comportements, mais cet horizon commun n’implique en rien un consensus sur les valeurs ou les choix politiques. Des tensions ou des conflits  peuvent faire éclater une société. La langue précède la grammaire : on parle avant de savoir comment on doit parler. C’est la dimension implicite de la culture au sens anthropologique[1] qui crée des « habitus », des règles de jeu implicites, une sorte d’évidence. À partir de là, elle développe une pédagogie, des techniques de transmissions et se projette dans un imaginaire. Or cet imaginaire est en crise. Cela prend la forme d’une déculturation qui ne serait pas suivie par une acculturation. Désocialisation, individualisation et déterritorialisation sont les éléments-clés de cette nouvelle donne[2].

De la morale réparatrice à la surexposition de l’intime

Face à ce vide, à cette déréalisation, le champ semble donc libre pour la domination. De plus, la défense de droits de l’homme perd de plus en plus son caractère universel pour glisser vers la revendication de droits subjectifs ou communautaires. Les contestations minoritaires s’enferment dans des espaces fermés et dans la concurrence entre les victimes elles-mêmes.  Le modèle de gouvernementalité selon Foucault semble se réaliser : l’ordre s’installe et fonctionne parce qu’il a pris le contrôle de l’intime. Or, en fait, il n’y a plus d’intime. Il n’y a plus besoin des lourds dispositifs de propagande prévus par Huxley ou Orwell puisque chacun expose maintenant librement sa vie privée sur les réseaux sociaux, ce qui la met à la disposition des plateformes prédatrices utilisant à cet effet des algorithmes judicieux (Gafam) et des États centralisateurs et/ou autoritaires.

Renouer avec l’imaginaire d’un monde commun[3]

Comment refaire société alors que le discours de la minorité souffrante atomise tout et que la codification associée à la révolution numérique nous fait entrer dans un système binaire qui fait disparaître l’entre-deux ? Comment reconstruire un lien social qui soit fondé sur un imaginaire partagé ? Pour sortir de cette logique, il faut quitter les lieux protégés et retrouver l’hétérogénéité, la différence, le débat. Ni la haute culture (dont les Humanités étaient le symbole) ni la culture anthropologique ne sont aujourd’hui des supports d’imaginaire. La mort des grandes idéologies est aussi une défaite de l’imaginaire, tout comme l’est la sécularisation des religions qui ne laisse comme tout fondement que le décalage avec l’expérience du quotidien.

Nous devons revenir à la racine même de notre vie en société et au vrai débat conduisant à la redéfinition  du contrat humain qui nous lie. Avec des principes invariants nous servant de boussole : la soif de reconnaissance et d’appartenance, le désir d’inclusion et de justice et le goût de la citoyenneté. Avec le retour d’espaces communs de réflexion et d’action pariant sur des transformations interstitielles de la société capitaliste, nous permettant  d’interroger et de transformer le monde par l’expérience du vécu (économies solidaires, assemblées citoyennes). Il nous faut retrouver la primauté de l’instituant sur l’institué et œuvrer à la reconstruction d’« un monde commun épousant un universel devenu singulier »[4]

 

 

 

 

 

 



[1] La culture au sens anthropologique crée des habitus, des règles de jeu implicites, une sorte d’évidence, un bon sens appelé souvent sens du commun.

 

[2] Thèse soutenue par le politologue Olivier Roy. Voir L’aplatissement du monde, Éditions du Seuil, 2022

[3] Le « monde commun » ou « représentation collective et partagée du monde »  est une notion chère à la philosophe Hannah Arendt.

[4] L’universel devient singulier à partir du moment où il inclut des particularités, des différences qui font sens avec l’ensemble.

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