Philosophie - Les paradoxes de la communication à l’ère digitale, Louis Ledonne

 

Si nous ne pouvons exister sans communiquer, il n’y a toutefois pas de communication sans des moments d’incommunication.  Dès l’instant où nous nous adressons à d’autres personnes, nous sommes toujours susceptibles de faire l’épreuve du malentendu, de l’incertitude ou de l’ambiguïté. C’est là que se révèle l’épreuve de l’altérité, qui constitue toujours un défi pour l’expérience humaine autant que pour la réalité sociale. Un tel défi est aussi complexe qu’exaltant qui n’est qu’amplifié par les technologies des réseaux. Car les technologies de l’information et de la communication nous rapprochent autant qu’elles nous éloignent. On nous vante en effet massivement à l’ère hypermoderne les vertus de l’ubiquité numérique ou de la proximité digitale. Ce registre de la présence et de la proximité est très révélateur d’une époque où dominent une peur du vide, des errances et des incertitudes. Il s’agit ainsi de pallier l’absence par des technologies relationnelles.

 

La communication en creux

Mais l’impression de pouvoir nous rapprocher virtuellement les uns des autres ne dit rien de la distance qui nous sépare toujours d’Autrui. C’est là que l’on touche paradoxalement aux richesses de la coexistence qui nous invite à sans cesse apprécier le jeu de la différence, du sens. Emmanuel Levinas a souligné avec force cette dimension éthique de l’existence, en nous invitant à réfléchir aux écarts qui interviennent toujours dans le cours d’une relation intersubjective. La communication n’aboutit jamais sur une mise en commun totale de l’information.

Dans un tel schéma, le langage ne constitue pas un élément de l’éthique, mais représente une expérience où la proximité de l’autre n’annule jamais la distance qui me sépare de lui. C'est dans ce contexte que le marché des assistants vocaux se développe de manière exponentielle, avec la perspective de les voir dans un futur proche dotés d’une intelligence artificielle (IA) assez puissante pour simuler des conversations de plus en plus élaborées et chaleureuses.

Une part de l’innovation dans ce domaine prend ouvertement aujourd’hui cette direction. Avec l’ambition de créer des systèmes d’exploitation qui puissent se tenir au plus près de nous-mêmes, à partir du traitement algorithmique de nos données personnelles. Or dans le cas d’interactions entre des humains et des systèmes d’exploitation, nous avons affaire à des entités qui peuvent être considérées comme des reflets de nous-mêmes, car elles sont techniquement nourries de nos données personnelles et de leur traitement, en créant de la sorte une parfaite illusion communicationnelle.

 

Les paradoxes de la communication à l’ère des réseaux

Au-delà de la tentation du repli dans la sphère subjective ou des schémas simplistes qui seront susceptibles de se produire avec la généralisation des assistants vocaux connectés, les relations humaines médiatisées par les technologies numériques sont également riches en paradoxes :

- On constate à cet égard que plus les difficultés de la communication humaine se révèlent, plus se renforce le désir de pallier ces difficultés par les progrès accomplis dans le domaine de la communication médiatisée (et qui démultiplient les possibilités d’interaction, par la voix et l’image). Le désir d’immédiateté que satisfait la technologie devient une norme qui investit de plus en plus nos imaginaires, en influençant de manière croissante nos comportements. Plus que jamais, l’outil, comme le dit encore Levinas, « supprime dans l’acte le temps que l’acte est appelé à assumer », il « fait écho à l’impatience du désir ». Nous entendons ainsi favoriser toujours davantage la communication médiatisée en vue de créer les conditions d’une plus grande transparence.

- Or, même à l’ère de l’hyper-connexion et des réseaux sociaux, tout le monde n’a pas accès à la parole de la même façon, et toutes les paroles n’ont surtout pas la même force. La relation entre la publicité et le statut est plus complexe qu’on ne le croit, et « il ne suffit pas d’affirmer qu’une arène de discussion est un espace où les statuts sociaux existants sont mis entre parenthèses et neutralisés pour qu’il en soit ainsi », ainsi que le souligne Nancy Fraser.

- Les réseaux accentuent des nouvelles situations d’oppression, en multipliant les moments d’ubiquité médiatique. Ainsi, avec les technologies mobiles, nous sommes potentiellement toujours au téléphone, et cela souvent très compulsivement - ce qui n’est pas sans conséquence pour la construction des subjectivités. Cette problématique qui s’impose donc de manière très vive au sein de la société des écrans est celle d’une confusion entre le désir (nécessaire) de reconnaissance qui produit un renforcement du sentiment d’exister et le besoin (contingent) de communiquer à tout moment, souvent de manière assez compulsive, avec une multitude de correspondants. Pourtant, la recherche du regard d’autrui dans tous les moments de l’existence néglige le fait que la construction de soi et l’élaboration de la socialité nécessitent une mise en suspens de l’interactivité.

 

Risque de ne plus pouvoir communiquer

La recherche d’une transparence communicationnelle constitue le plus souvent un facteur d’accentuation de redoutables contradictions qui vont jusqu’à instaurer des situations d’a-communication. Nous préférons nous abriter dans l’enclos d’une communication dématérialisée, au risque de perdre le sens de l’agir (commun), car  le sens est lent à se manifester.  Nombre de cadres, privilégiant les échanges électroniques, sont ainsi immergés dans des flux informationnels à traiter quotidiennement au détriment du temps de la réflexion. Ces remarques sont d’autant plus vraies à l’heure où une tentation dans nos sociétés hypermodernes revient à confondre le temps technique et la temporalité humaine.

 

Une écologie mentale à l’ère des réseaux

Il est urgent de s’armer vis-à-vis d’une telle confusion. Dans une époque où nous sommes submergés par des flux d’information et de communication, il est essentiel de trouver un bon équilibre entre le temps permis par la technologie (à savoir l’instantanéité) et le rythme humain de l’assimilation de la signification d’un message. Il apparaît, en somme, que la problématique de l’appropriation doit continuer d’être un enjeu essentiel de nos pratiques technologiques. Il importe, en ce sens, de veiller à ne pas survaloriser dans les domaines dans lesquels la technologie n’est qu’un moyen, la compétence technique aux dépens des autres.

Pour ces raisons, il conviendra de libérer les capacités d’agir des individus en leur reconnaissant le droit de négocier leur rapport au temps technique, en limitant ainsi le risque de tomber dans les pièges de l’idéalisme technologique qui tend profondément à biaiser notre rapport aux autres, autant qu’à nous-mêmes.

 

 

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